Chapitre 5

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Quelques heures plus tard, Michaël fut tiré de ses songes par un contingent de puissances en armure orange, issues de la Milice de la Gloire, au service du royaume de Hod. Ces dernières le libérèrent de ses chaines mais le saisirent fermement par les épaules pour le faire embarquer dans un vaisseau anonyme, dénué de tout symbole sur sa carlingue. 

— Aïe ! grogna Michaël. Oui ben c’est bon pas la peine de me pousser, j’avance !

Le vaisseau décolla et entama un long trajet vers Kokab. À mesure qu’il s’en rapprocha, Michaël put admirer la cité. Kokab, capitale du Royaume de Hod, scintillait toute entière grâce aux halos de ses milliards d’habitants, qui faisaient d’elle une galaxie multicolore. Plantée au beau milieu du désert ocre, la cité s’étendait sur presque un million d'années lumières. Ses temples de pierre orangée vibraient sous les chants de millions de chorales élohiennes. Ses tours de mercure ou d’argent coulaient doucement vers les hauteurs, jusqu’à se diluer dans l’atmosphère mauve. 

Au centre de la cité-galaxie, un édifice incommensurable se tenait. C’était le Sanctuaire de Kokab, immense palais aux milliers de tours liquides et métalliques. De sa plus grande tour, pulsante, vibrante, il propulsait dans le cosmos un rayon de lumière orange si puissant qu’il éclairait tout le royaume. Ainsi, il accordait à Hod protection face aux ténèbres. Mais ce n’était pas tout. Dans ce rayon montaient des milliards d’âmes, en chemin vers leurs retrouvailles auprès d’EL. Venant de Malkouth, elles étaient ici canalisées pour assurer leur bon passage vers Netzach, puis vers les royaumes supérieurs.

Michaël observa ce rayon, au pied duquel el avait vécu depuis toujours. Un étrange sentiment monta dans son cœur, une lourde lassitude, une brusque tristesse. Ce Sanctuaire avait été son nid depuis sa naissance. À l’heure qu’il était, el aurait dû être avec sa chorale quelque part dans une de ces tours, à festoyer, célébrer la semaine de la mode. Michaël n’aurait pas trouvé cette fête intéressante, mais au moins, el aurait été familière, normale. La jeune vertu observa les puissances qui l’entouraient. Rien dans cette situation n’était normal et c’est sûrement pourquoi les soldats, renforcèrent leurs rangs, agités rien qu’à l’idée d’escorter le prince céleste qu’els avaient toujours protégé vers sa pénitence. Préoccupé, Michaël sut cependant ne pas le montrer et afficha un visage stoïque. 

Le trajet vers le centre-ville dura plusieurs heures. Alors que le vaisseau descendait doucement vers sa destination, Michaël tendit le cou pour observer le paysage. Le Sanctuaire occupait toute la vue à l’avant. Mais sous sa présence dominante, à quelques milliers de kilomètres autour, s’élevaient des méga-complexes vertigineux qui accueillaient les chorales les plus grandes du royaume, ainsi que les quartiers nationaux de chaque chœur élohien. Parmi eux se trouvait la cathédrale de l’Ecclésia. Taillée dans le cristal et la roche, elle accueillait le culte d’EL, le Créateur et de son plus noble fils, le Porteur du Lumière. El faisait près de 1500 kilomètres carrés, dont chaque recoin était baigné de feu sacré par des séraphins en transe. Michaël observa ce spectacle depuis l’extérieur, les yeux ébahis. 

À l’avant du vaisseau, une puissance pilotait le convoi en manipulant une grosse boule de cristal. Cette dernière .se mit à grésiller. 

— Vaisseau HOD ENNEAD 31-019 pour la descente, appela le pilote.

— HOD ENNEAD 31-019 contrôle pour priorisation, répondit la voix d’un chérubin depuis la tour qui contrôlait le trafic aérien de la zone.

— H.E-31-019. Dix étincelles et un methuselah. Destination vers la Cathédrale Notre Fils de la Miséricorde : CATKOB.

— H.E31019. Transfert en cours vers CATKOB.

Le pilote n’eut pas le temps de remercier son interlocuteur. Le contrôleur de “CATKOB”, qui s’occupait de l’accès au célestoport de la cathédrale, se manifesta.

— H.E 31-019 accès à CATKOB refusé.

— Quoi ? lâcha le pilote, avant de reprendre son ton professionnel. HOD ENNEAD 31-019 accès à CATKOB requit. Consultez journal de bord.

— H.E 31-019 accès refusé, vous devez atterrir sur l’esplanade en face de la cathédrale.

— C’est une blague ? râla une puissance assise aux côtés du pilote.

Michaël, piqué de curiosité, se leva pour observer le poste de pilotage. Les puissances le tirèrent en arrière pour le remettre à sa place.

— 31-019 consultez votre propre plan de vol, dit le contrôleur.

— Els ont modifié le plan en cours de route. On doit vraiment le déposer en face de la cathédrale, murmura le pilote, dont la voix précédemment assurée avait été soufflée par la surprise. 

El venait de consulter le plan de vol, qui affichait bien l’ordre d’atterrir devant la cathédrale, et non dans son parking officiel comme le bon sens l’aurait voulu.

— C’est de la folie. Nous avons un méthuselah à bord ! protesta le copilote.

— Un quoi ? demanda Michaël.

— C’est comme ça qu’on appelle les nobl’ailes de basse génération comme vous, très très nobles, avec la tête très très dure, répondit la puissance à droite de la vertu.

— Hey ! Vous réalisez qu’une fois que ce cirque sera fini je redeviendrai votre patron ?!

— Mon seul patron c’est Raphaël votre altesse, répondit la puissance.

— C’est lui qui a ordonné cet atterrissage, soupira le pilote.

— Vous voyez que parfois el est con, râla Michaël en se laissant tomber en arrière.

Les puissances ne répondirent pas, trop occupées à se creuser la tête pour savoir comment els allaient escorter leur “méthuselah” jusqu’aux portes de la cathédrale. Els observèrent la place devant l’édifice. Une très grande esplanade menait jusqu’à des marches, où des séraphins, ici dans leur forme civile composée de deux bras, deux jambes, trois paires d’ailes et un halo enflammé, entretenaient et pratiquaient le culte. Els chantaient les louanges divines et baignaient les environs de flammes sacrées, créant un incendie purificateur qui les envoyait dans une transe. Ainsi, els prêchaient les paroles du Porteur de Lumière de leurs voix puissantes, rugissantes. Mais au pied des marches, les autres élohim, vertus pour la plupart, n’étaient que modérément animés de ferveur religieuse. Profitant de l’immense place qui bordait la cathédrale, els avaient installé là de quoi jouer à différents jeux d’esprits et aménagé des espaces de débat, où els se disputaient sur les derniers sujets tendances. Agacés par ces activités profanes, les séraphins venaient souvent fustiger les vertus, qui se moquaient bien de leur bigoterie. Les puissances allaient devoir atterrir en plein milieu de ce brouhaha de disputes et de chants, ce qui ne serait pas chose aisée. Observant la scène, Michaël ne put s’empêcher de rire face aux facéties des siens, qui le divertirent un peu de son chagrin.

Ainsi, le pilote fit descendre très doucement le vaisseau, le plus près possible de la cathédrale. À mesure que la navette perdait de l'altitude, l'humeur de Michaël changea. El vit l'hystérie des élohim, leur dangereuse agitation. Els avaient les mains tendues vers el, les yeux et la bouche grands ouverts, leurs visages déformés par la folie. Els étaient partout, au-dessus, autour, en dessous du véhicule et de sa petite escorte. L'univers se mit à trembler. Les cœurs de Michaël furent saisis d'une douleur intense. El lutta pour respirer. Les puissances appelèrent des renforts via le réseau EL pour qu’un chemin sécurisé soit tracé vers les portes de la cathédrale, ainsi qu’à l’intérieur. Ce n’est qu’au bout d’une heure que le vaisseau se posa enfin. Mais le peupl’aile rassemblé là se moqua bien des puissances et poussèrent pour voir qui allait sortir de ce vaisseau inattendu.

— Dégagez ! ordonnèrent les puissances à la foule. Allez ! Allez !

Une des portières du véhicule s’ouvrit. Michaël resta figé, incapable de bouger. Les puissances sortirent. Avec plusieurs centaines de leurs camarades venus en renfort, el formèrent un périmètre de sécurité, retenant les millions d’élohim qui arrivaient. La taille imposante des soldats aida. Els faisaient deux fois la taille de Michaël et trois fois son épaisseur. L’un d’eux se pencha et tira le prince par les jambes pour l'extraire du véhicule. Devant les élohim, el porta Michaël au creux de son bras, comme un petit animal de compagnie. Les peupl’ailes à peine éloignés éclatèrent de rire. Les puissances finirent par poser Michaël, qui trouva la force de marcher par lui-même. La foule autour d’el était si dense qu’el ne vit plus rien d'autre, pas même la façade de l'immense cathédrale. El traversa la tempête créée par leurs battements d’ailes en tenant fermement sa robe. Les peupl’ailes le regardèrent tout du long avec sidération. “Un prince céleste, ici ?” Certains restèrent pantois, d’autres s’inclinèrent maladroitement devant el, d’autres même s’enfuirent, incapables de digérer une telle anomalie. Mais tout ce que vit Michaël fut la majorité encore hystérique, qui sautillait et voletait en hurlant des moqueries, des encouragements, mais aussi des insultes. 

Michaël enterra sa terreur au plus profond d'el-même et enfin, el arriva sur les marches qui montaient vers la cathédrale. Le feu des séraphins l’enveloppa. Il purifia sa peau, son visage, son halo, délivrant leurs lumières. Aveuglé par les flammes, les puissances durent le guider entre les portes de la cathédrale, puis à l’intérieur, dans sa nef. Là, le feu régnait. Et la lumière d’EL descendait sur tous.

Michaël resta paralysé quelques instants, stupéfait. C’était la première fois qu’el entrait dans la cathédrale. Les vertus comme el évitaient l’endroit. Son regard se perdit dans l’incendie. Des flammes à l’infini, dans toutes les directions, une marée de halos au-dessus. El leva les yeux et vit un ciel doré, orné de fresques épiques. Les chants graves des séraphins l’enveloppèrent, tout comme l’odeur de l’encens. Els chantaient d’une voix gutturale, une litanie déformée, frénétique, qui semblait vouloir arracher les mots eux-mêmes à la chair de l’univers. Leurs yeux dilatés, les lèvres retroussées en un sourire extatique, els s’abandonnaient entièrement à la transe. Leurs mains tremblantes griffaient l’air, traçant des sigils de lumière dans le brasier qui s’enroulait autour d’eux comme une tempête. Certains se jetaient à genoux, frappant violemment le sol de marbre blanc, leurs doigts noircis par le contact du feu sacré. D’autres lévitaient dans une extase absolue, leurs corps secoués de spasmes, criant des invocations incompréhensibles, mais portées par une foi démente. Dans les hauteurs, bon nombre de ces séraphins vénéraient EL et le Porteur de Lumière sous leur forme apocalyptique de grands serpents ailés. Els tournoyaient, terrorisant la foule des élohim et l’univers tout entier. 

« Lumière ! Lumière éternelle ! » hurlait l’un, « Emporte-nous dans ta gloire brûlante ! Consomme-nous ! Purifie-nous ! »

Leur adoration du Porteur de Lumière était sauvage, incontrôlable, presque violente. Leurs chants s’élevaient comme une vague de pure folie, brisant la raison, ne laissant que le fanatisme et la dévotion totale. Les flammes léchaient leurs corps sans les consumer. Le feu lui-même dansait à leur rythme, créant une atmosphère de fièvre et de frénésie divine. Dans cette cathédrale immense, tout n’était que chaos sacré, comme si la Création elle-même se fissurait sous l’intensité de la vénération.

À quoi sert tout ce cirque ? se demanda Michaël. Raphaël lui avait expliqué que le devoir des séraphins était de vénérer EL pour le maintenir éveillé, malgré sa brisure. Pauvre EL…

Deux fils du Porteur de Lumière prirent alors le jeune Fitzarch par les épaules et l’emmenèrent parmi les flammes. Michaël observa les yeux dorés qui parsemaient leurs chasubles, leurs mains. Leurs halos de feu se fondaient dans l’incendie. Au contact des séraphins, la robe de Michaël se teinta de noir. 

Les pénitents portent la couleur du Jugement, comprit le jeune Fitzarch. 

Des pénitents, el ne tarda pas à en rencontrer. Les séraphins le laissèrent dans une foule d’un millier d’entre els, agenouillés à même le sol. Els étaient frêles, leurs yeux vitreux. Certains pleuraient, la plupart avaient le regard perdu dans le vide. Els étaient des pécheurs de haute génération, des élohim misérables ayant défié la volonté d’EL. Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda Michaël. Cette punition était-elle voulue par EL, pour avoir échoué à sauver les gardiens ? Ou n’était-ce qu’une étrange mascarade ?

Michaël observa les environs et sursauta lorsqu’el vit ce qui se tenait au loin. Au centre de la cathédrale se dressait une statue monumentale du Porteur de Lumière. Drapé de feu, ce dernier lévitait en position méditative. Mais ses yeux étaient ouverts. Son regard bleu électrique perçait l’atmosphère saturée de lumière. El brandissait devant-el une épée longue et fine. Son halo brûlait, aveuglant, alimentant l’incendie qui baignait la cathédrale tout entière. Ce n’était qu’une statue, mais elle était si réaliste qu’il semblait que le défunt primordieu se tenait là, bien vivant. 

Michaël observa longuement le Porteur de Lumière, les yeux ébahis, oubliant un instant sa crainte. Les vertus n’appréciaient pas les séraphins, leur ferveur aveugle, leurs actes impétueux bien loin de la rationalité parfois froide appréciée par les fils de Sandalphon. Et les séraphins n’appréciaient pas les vertus, qui leur avaient piqué le royaume de Hod, tout de même. Mais les deux chœurs s’entendaient sur leur fascination pour le Porteur de Lumière. Michaël récita intérieurement la poésie la Genèse :

À l’aube du Tohou

EL entra dans sa Création,  

S’incarnant dans un corps, l’Adam Kadmon,  

Un être de lumière aux dix vases forgés,  

Qui portaient en leurs seins les Royaumes des Cieux.

 

Alors EL prononça six noms divins,  

De sa parole jaillirent les primordiaux,  

Six esprits créateurs, bâtisseurs des cieux,  

Leurs travaux intenses décorèrent l’infini.

 

Mais la lumière trop forte éclata les vases,  

Dans la Première Brisure, le chaos émergea,  

Six royaumes brisés, l’Abysse révélé,  

Des profondeurs surgirent les démons innombrables.

 

Les primordiaux luttèrent, le combat sans fin,  

Leur force faiblissait, l’ombre gagnait terrain,  

À l’aube de la défaite, une flamme s’éveilla,  

Le Porteur de Lumière, du néant se dressa.

 

De son feu sacré, el repoussa la nuit,  

Chassant les ténèbres, ramenant la vie,  

L’Abysse apaisé, la lumière triompha,  

Et les cieux retrouvèrent leur éclat d’autrefois.

 

En voyant ce sauveur, Michaël ne put s’empêcher de sourire. El se souvint des récits passionnés qu’en avait faits Raphaël. Des hauts-faits du Porteur de Lumière, Raphaël tirait toujours des leçons de discipline et de thaumaturgie. 

“Contrairement à ses fils impétueux, les séraphins, le Porteur de Lumière possédait un esprit d'une clarté redoutable, capable de percer les mystères les plus complexes de la Création. Son intelligence, affûtée comme sa lame divine, ne se laissait jamais troubler par les passions dévorantes qui animent ses descendants. Chaque décision qu’el prenait était le fruit d'une réflexion méthodique, pesée avec précision, où le moindre détail trouvait sa place dans un plan plus vaste. Mais cette froide rationalité n’éteignait en rien la chaleur de son amour pour les élohim. El veillait sur eux avec une bienveillance infinie, toujours attentif à leurs besoins et leurs faiblesses.”

Raphaël parlait du Porteur de Lumière comme s’el l’avait connu. Or ce dernier était mort bien avant sa naissance, au terme de la Seconde Brisure. Le Sauveur s’était alors sacrifié à l’Abysse pour gagner du temps, laissant place à l’arrivée imminente des partzufim.  

“Le plus grand mérite du Porteur de Lumière est d’avoir engendré notre Père Sandalphon !” disait souvent Raphaël, fier d’avoir une telle ascendance. 

En émergeant de ses souvenirs, Michaël réalisa que des larmes coulaient sur ses joues. Une profonde tristesse la submergea. Que penserai le Sauveur d’el ? Soutiendrait-el sa dévotion envers les élohim, mission de vertu ? Ou le condamnerait-el comme Raphaël pour sa désobéissance ? Peu importait. Le Porteur de Lumière était mort, comme les autres primordieux. Seul le Grand Architecte avait survécu à la Seconde Brisure, barricadé dans son Palais d’Argent à Tiphéreth. 

Non, je ne dois pas perdre la foi…

Malgré leur disparition, les primordieux n’étaient pas tout à fait morts. Els ne pouvaient mourir, car els étaient les principes mêmes de la Création et du Créateur. Miséricorde, Jugement, Espace-temps, Futur, Information, Planification. Els étaient incontournables. Ainsi, leurs lumières, porteuses de leurs consciences, coulaient encore dans le réseau EL, énigmatiques. Alors les élohim continuaient de leur parler, de leur envoyer leurs dévotions et leurs prières. Michaël observa encore la statue du Porteur de Lumière. Faite de cristal, elle captait la lumière orange du primordieu qui circulait dans le réseau EL. El était là, el écoutait. Agacé par les rugissements incessants des séraphins, Michaël décida de formuler sa propre prière au primordieu.

Porteur de Lumière, porte ta miséricorde sur les pénitents

Qu’els n’aient pas à craindre la douleur du jugement

Porteur de Lumière, donne-moi la force de ton esprit

Pour surmonter cette épreuve impie

Porteur de Lumière, aide-moi à combattre la corruption

Qui se cache parmi nous, sous ton nom

☿ Courage, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. 



— De l’ordre ! gronda soudain un grand séraphin, interrompant la prière de Michaël et les chants des prêtres.

Tout habillé de blanc, d’or et de feu, el descendit sur la foule d’un millier de pécheurs et raviva sur eux l’incendie purificateur. Pris de tremblements et de crises de larmes, les pénitents aux ailes enchaînées, se mirent tous à léviter sous le contrôle de puissances en armures blanches, au service de l’Ecclésia. Dans un vol qui dura un bon moment, les pénitents furent emportés vers le côté droit de la cathédrale, dans une nef annexe, presque aussi immense que l’espace principal. Couverte de marbre blanc du sol au plafond, la lumière qui la baignait aveugla les élohim. Un étrange contraste s’installa entre cette blancheur si pure et les pénitents, tous habillés de noir. Michaël cligna des yeux et vit sous el une fosse immense, bordée de gradins parsemés de spectateurs. Suivant la foule à l’intérieur, el repéra des élohim familiers dans le public.

Michaël frissonna. 

Quelques membres d'Ennead étaient présents, dont Kokabiel, qui était encore tellement en colère que des petits éclairs fusaient dans son halo. Pour un œil non avertit, Kokabiel avait l’air en parfaite santé. El portait une robe claire aux manches longues, sans doute issue d'une des collections présentées à la semaine de la mode. Son habit couvrait son bras presque arraché. Mais Michaël vit dans son halo orange un grésillement minuscule, une lumière artificielle apposée sur sa véritable lueur. Des vertus avaient tissé sur l’esprit de Kokabiel pour dissimuler une blessure. Quelle blessure ? se demanda Michaël. Kokabiel avait-el subit une attaque lors de la débâcle de Sicad ?

Michaël pinça ses lèvres et esquiva une émotion gênante. El occupa son esprit en observant les autres membres de sa chorale. El constata que Raphaël n’était pas là. Ses cœurs se comprimèrent. Encore une émotion. Encore une distraction, Michaël vit alors que des Fitzarch de HodArch étaient présents. Els étaient les demi-frères de Michaël, eux aussi enfants du Grand Architecte. Contrairement à la jeune vertu cependant, els n’avaient pas été offerts enfants à un archange de Hod. Els étaient venus ici en tant qu’élohim adultes pour fonder des nids. Ainsi, de leurs semences, els avaient fait pondre en masse des élohim aux grands pouvoirs pour venir en aide aux armées du royaume. Là était leur rôle officiel. Mais évidemment, els ne se privaient pas de mettre leurs nobles nez dans les affaires des cours du royaume de la Gloire, et d’affirmer sans cesse les intérêts de Tiphéreth et de leur illustre père. 

Que font-els ici ? se demanda Michaël.

Malgré la lumière sacrée dont els descendaient eux aussi, la jeune vertu ne fréquentait pas beaucoup ses frères. À une exception. Dans les gradins, Michaël vit un scintillement. El sentit une odeur de lilas et de baies rouges, qui flotta dans son esprit, soudain embrumé de sommeil. Brenna… L’archange était bel et bien dans le public, incognito. Seul Michaël et ses autres proches connaissaient la forme qu’el arborait maintenant. Celle d’une simple vertu de génération moyenne. Son halo était réduit, transformé, EL ne sait comment, pour ne pas afficher son vrai nom. El portait une coiffe en forme de losange qui entourait élégamment son front et cachait ses abondants cheveux. Ses traits étaient légèrement différents, mais el gardait son teint mate et son regard sérieux. Sans même qu’el ne lui parle, Michaël comprit ce que son grand-frère attendait d’el. El déglutit.

Allez, s’encouragea le jeune Fitzarch. Pas de vagues et dans quelques minutes ce sera fini.

Quand tous les pénitents furent arrivés dans la grande fosse blanche, els furent tous agenouillés et le grand prêtre-séraphin se posa sur une estrade centrale.

— Élohim ! rugit-el, remplissant la nef d’un écho furieux. Vous vous trouvez ici, dans le transept de la Miséricorde, car par vos paroles ou votre comportement, vous avez dévié le Grand Dessein du Créateur et désobéit aux préceptes de notre Sauveur, le Porteur de Lumière. Dans les saintes paroles qu’el nous a léguées, notre messie vous exhorte de confesser vos péchés et de solliciter le pardon d’EL.

À ces paroles, les mille pénitents levèrent les bras et se mirent à implorer le Créateur. Michaël les imita avec réticence et après quelques minutes, le séraphin désigna une dizaine d’élohim, qui montèrent sur sa plate-forme et s’agenouillèrent autour de lui.

— Avoue ton péché, enfant d’EL, ordonna le prêtre en désignant tour à tour les pénitents.

“J’ai fui le combat”, avouèrent certains, “j’ai insulté mon archange”, confessèrent d’autres, “j’ai blasphémé en me comportant mal dans un sanctuaire du Créateur”, dirent les derniers. À chaque histoire, le séraphin prêtre répondit par un petit sermon expliquant en quoi les pénitents avaient péché et comment els devaient se racheter aux yeux d’EL Soulagés, les élohim repentants se voyaient baignés de feu sacré et leurs robes, au début noires, devenaient blanches comme la pure miséricorde du Créateur. Ceci-fait, le séraphin ordonna à dix autres élohim de monter sur scène et cette fois, Michaël fut désigné. Dans la foule comme dans les gradins, tous retinrent leur souffle, alors que le séraphin se penchait sur le cas du prince céleste.

— Mon enfant, confesse-toi.

“J’ai voulu bien faire mon travail”, faillit dire Michaël. Mais la jeune vertu se garda bien de provoquer la fureur du séraphin, sinon cette mascarade risquait de s’éterniser.

— J’ai…désobéit à mon archange, finit-el par dire. Nous étions sur le ciel de bataille, à Malkouth. El avait sonné la retraite mais je n’ai pas suivi son ordre car je voulais sauver des élohim piégés. Voilà…

Un murmure timide, mais bien présent, parcouru la foule des pénitents et celle du public. Michaël sentit le regard foudroyant de Brenna sur sa nuque. Le prête-séraphin avait les yeux grands ouverts, un visage tendu entre surprise et sévérité.

— J’ai euh… Je n’ai pas suivi les ordres de mon archange, c’est tout, reformula Michaël.

— Le péché d’orgueil, gronda le prêtre.

— Quoi ? fit Michaël, surprit.

— Les archanges sont les envoyés d’EL dans sa création, pour y faire appliquer ses lois parmi les élohim, expliqua le séraphin. Désobéir à son archange, c’est désobéir à EL. Pire, c’est se croire meilleur qu’EL.

Voilà que le séraphin reprenait les paroles de Raphaël. Connaissant si bien l’archange, Michaël ne parvenait pas à le considérer méritant d’être “l’envoyé d’EL”. El était brillant certes, mais loin d’être un saint. El se retint très fort de lever les yeux au ciel.

— L’orgueil est un péché que les vertus commettent souvent, continua le prêtre. Voyez-vous, au travers du Porteur de Lumière, puis de Sandalphon, EL vous a confié sa plus grande vertu, justement : son intellect. Et cet intellect, il vous l’a donné pour que vous preniez soin de vos frères élohim : en soignant leurs corps meurtris par les ténèbres et en guidant, conseillant, leurs esprits et leurs âmes à la lumière de votre brillance. C’est ainsi que vous servez le Grand Dessein.

Les autres vertus présentes parmi les pénitents approuvèrent, en lançant des encouragements et applaudissements.

— Malheureusement, cet intellect, tout brillant qu’il soit, n’est pas infaillible, poursuivit le séraphin. Entourées par les ténèbres, certaines vertus perdent de vue la lumière d’EL et ne voient plus que leur propre raison, que leur propre lumière. Peu à peu, els la pensent alors plus grande que celle des autres, plus grande même, que celle de leur Créateur.

Bouche bée, Michaël porta ses yeux clairs vers ses camarades-pénitents vertus, qui approuvaient avec véhémence les paroles du séraphin. Non mais j’y crois pas, se dit-el.

— En désobéissant à votre archange, vous avez surestimé votre intelligence Michaël Fitzarch, vous avez défié la raison d’EL lui-même. Vous avez dévoyé sa plus grande vertu, et laissé place au plus grand des vices.

“L’orgueil” chantèrent en chœur les pénitents et les séraphins, qui tournoyaient au-dessus de la scène, baignant la foule de feu sacré. “L’orgueil, l’orgueil, l’orgueil”.

Noyé par cette frénésie accusatoire, Michaël sentit une forte émotion bouillir dans ses mains, ses pieds, ses ailes, puis monter dans ses cœurs, les enserrant de douleur. Sa gorge se noua et sa colère explosa.

☿ — C’est faux ! clama-t-el, en faisant résonner sa voix dans toute la cathédrale.

Les élohim se turent, leurs halos crépitant de surprise. Dans le réseau EL, Michaël sentit l'esprit de Brenna fondre sur le sien et lui envoyer de grosses décharges télépathiques. Mais rien à faire, la voix de Michaël refusa de se taire. 

☿ — Mon intellect est peut-être faillible, mais celui de mon archange l’est aussi. El a ordonné la retraite trop tôt et m’a interrompu alors que je portais secours à nos frères, les gardiens de Sicad. J’avais bien calculé mon coup ! Mais lui, el m’a emporté ! Je lui avait rien demandé par EL !

Les yeux du séraphin s’écarquillèrent d’effroi.

— Écoutez-vous, Michaël ! exhorta-t-el. C’est le vice de l’orgueil qui vous fait dire ces choses. Comment osez-vous porter un jugement sur votre archange ? El porte l’autorité d’EL, et si el vous a ordonné la retraite, c’est que là était la volonté d’EL !

☿ — Non, non ! pesta Michaël, incapable de se taire. El n’a pas joué son rôle c’est tout ! En tant command’aile d’Ennead, el était censé participer à la coordination de la bataille ! Mais lieu de faire son travail, monsieur était occupé à divertir ses épouses dans son ryad ! Résultat : les séraphins ont fait n’importe quoi et le plan a capoté ! À cause d’el, j’ai échoué à sauver les gardiens ! 

Soudain, le monde se mit à tourner autour de Michaël, qui dut s’appuyer sur le sol pour ne pas tomber.

— Votre dévoiement est plus sévère que je ne le pensais, grommela le séraphin, la mine grave, les yeux enflammés d’une sourde colère. Après avoir défié votre archange, vous blasphémez en insultant les fils du Porteur de Lumière. Vous persistez dans le péché en défiant la parole d’EL que je porte à vous. Vous refusez la main miséricordieuse qu’EL vous tend à travers moi.

Michaël serra les dents, luttant pour garder une posture digne. Qu’est-ce qu’els m’ont fait ? se demanda-t-el, en s’écroulant encore. Soudain, deux puissances blanches le saisirent sous les bras, et l’envolèrent sous les huées de la foule, qui fustigeaient maintenant le prince revêche. “Quel exemple donnes-tu aux tiens ?” criaient-els. “Comment peux-tu te croire meilleur qu’EL ?” Soudain, une lumière immense se révéla pour s'élever face aux séraphins et aux puissances qui entouraient Michaël. 

— STOP !

La voix de Brenna résonna dans tout l'univers. Furieux, el révéla son identité secrète et interdit aux prêtres d'emmener Michaël. Un grand esclandre s'ensuivit. Car el n'était pas seul. Des dizaines de HodArch étaient réunis en protestation. C'est là que Michaël comprit. Ses demi-frères Fitzarch étaient descendus de leurs grands sanctuaires pour se réunir dans le célestoport de la cathédrale, où els avaient souhaité accueillir leur jeune frère pénitent. Els ne soutenaient pas ses mauvaises actions et la gestion "catastrophique" d'Ennead, mais voulaient l'aider à traverser cette humiliante pénitence, indigne d'un fils du Grand Architecte. Même Brenna était parmi eux, leur archange, leur leader. Mais en faisant cela, les HodArch avaient défié la décision de Raphaël, qui ne voulait qu'aucun soutient ne soit donné à son apprenti désobéissant. L'archange-prince avait été alerté du plan et avait fait changer le lieu d'atterrissage de la navette qui avait apporté Michaël ici. Ainsi, les HodArch s'étaient résolus à entrer discrètement dans la cathédrale pour voir leur petit frère en espérant que l'épreuve qu'el aurait à traverser serait courte et sans difficultés. Malheureusement, la pire chose qui pouvait arriver arriva. 

Au bout d'une demi-heure, le conflit entre les prêtres et les HodArch faillit en venir aux mains. D'autres élohim arrivèrent, grands et puissants, mais Michaël ne les reconnu pas. Assommé, mais douloureusement conscient, el fut finalement emmené de l’autre côté de la cathédrale, dans une grande salle de marbre noir, parsemée de brasiers dévoreurs. C’était le transept du Jugement, où les pécheurs revêches étaient punis. On jeta Michaël dans la fosse, où el se retrouva avec quelques élohim, qui avaient eux aussi gardé une robe noire. El tenta de scruter leurs visages et ne vit que des mines hallucinées, transies d’effroi. Leurs halos clignotaient violemment et celui de Michaël fit de même lorsqu’un sort terrible pénétra sa conscience pour la connecter à celles de ses frères pécheurs. Un séraphin se lia au réseau, et y fit entrer une psalmodie furieuse.

“Nous sommes les gardiens du Créateur

Son corps nous reconstruisons

Son âme nous recomposons

Sa Création nous gardons en son nom”

Les pécheurs répétèrent de force cette litanie, avant que le séraphin n’y ajoute :

“EL, ta lumière nous porterons, jusqu’à ton retour dans l’Adam Kadmon

Ta Création nous protégeons

Porteur de Lumière, que ton feu expurge les vices de ces pénitents

Pour qu’els servent de nouveau le Grand Dessein”

Un incendie engloutit de plus belle les pécheurs, alors qu’on forçait leur esprit à répéter sans cesse ces quelques vers. Michaël sortit ses serres et les fit crisser contre le sol de marbre sombre, luttant contre l’horrible douleur qui pulsait dans son crâne. Voulant reprendre contrôle de sa bouche et de sa voix, el se mordit la langue et son sang doré coula sur son menton. Son corps convulsa, persistant dans sa résistance. Son halo pulsa lui aussi, s’illuminant si fort qu’il surpassa bientôt la lumière de l’incendie séraphique. Agacés, les prêtes entourèrent le prince céleste, ramenant des vertus avec eux. Ces dernières jetèrent sur el un filet de lumière et lui tissèrent des thaumaturgies de soumission qui parvinrent, contre toute logique, à étouffer sa résistance, l’enfonçant encore plus dans la litanie. Comment était-ce possible ? Seul Brenna ou un autre Fitzarch pouvait lui faire cela. Avaient-el renoncé ? Allaient-el le laisser ici, en pâture à la torture des séraphins ? Vaincu, l’esprit de Michaël finit par céder. Toute pensée annihilée, il se joignit à ceux des autres pénitents, ne formant qu’un seul être repentant.

Peu à peu le temps disparu, puis l’univers. Seules restèrent la litanie, la douleur et la lumière d’EL, aveuglante. Perdus dans l’horreur, les yeux de Michaël se levèrent vers le ciel. Son regard écarquillé fut attrapé par deux flammes, petites mais perçantes, qui se distinguaient de l’incendie ambiant. Une silhouette massive se dessina, longue et blanche, émergeant du flou comme un grand serpent hors d’une eau opaque. Michaël ne rêvait pas. La statue d’un grand séraphin, sous sa forme de serpent ailé couvert d’yeux enflammés, était figée là, sur le plafond du Transept du Jugement. Bien qu’inanimé, el sembla scruter la jeune vertu avec une intensité surnaturelle et bientôt, la conscience qu’el partageait avec les autres se parcella, reprenant un peu d’individualité pour mieux se perdre dans ce regard enflammé.

Une éternité passa avant que l’enfer ne s’éteigne et que l’horreur ne se tût. La douceur du sommeil emporta Michaël dès que l’emprise des séraphins cessa. Lorsqu’el rouvrit les yeux, une nouvelle lumière fut et cette fois, un regard cristallin l’enveloppa de douceur.

— Maman...

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